IMG_3341Mardi 10 septembre, à La Galerie, rue de l’Abbaye, je découvre le livre de Yan Morvan. Un peu plus de 650 pages, près de cinq kilos dans sa version courante, au moins un de plus dans la version luxe. L’objet, édité aux Editions Photosynthèses d’Arles, est matériellement considérable ; le travail qu’il représente l’est davantage encore. Dix ans à parcourir les champs de bataille de divers continents, à lire et se documenter sur les lieux précis des événements. Dix ans pour réaliser une ou deux photographies à la chambre grand format en choisissant précisément, pour chacune des batailles, l’emplacement du trépied. On pourrait aussi s’intéresser aux kilomètres parcourus, au nombre de vols effectués, à celui des films qu’il a fallu utiliser, des personnes interrogées, des notes de repérages, de celles des hôtels, etc… Les moyens mis en œuvre pour ce travail me rappellent un souvenir d’enfance quand je passais tous les jours devant une petite librairie de mon quartier : une grande affiche en vitrine qui présentait la liste des fournitures utilisées pour la réalisation du dernier album d’Astérix. Je ne me souviens plus lequel, j’hésite entre Le tour de Gaule et Cléopâtre. Je pense m’être arrêté à chaque passage, au moins un bref instant devant cette affiche. Le sujet me plaisait évidemment. La liste m’impressionnait. Elle déroulait dans les moindres détails les dimensions matérielles du projet comme le nombre de feuilles de papier, de calques, de crayons, de bouteilles d’encre, de gommes et, sans doute, bien d’autres choses encore tant elle me paraissait longue. Ce souvenir est remonté à lire les présentations du travail de Yan Morvan dans les différents médias.

Je discute brièvement avec l’auteur ; il est 14 heures et il n’a toujours pas déjeuné. Il prend quand même le temps de répondre à quelques questions, de se laisser photographier pour mon blog et de commenter quelques unes des images présentées aux murs de la galerie. Pour ceux qui ne le connaissent pas, Yan Morvan a fait une carrière de photographe d’actualité, couvrant des événements variés, mais surtout des conflits armés, des guerres, du Liban au Kosovo, des années de hot shots pour Sipa Press et Newsweek récompensées par des prix prestigieux, avant de devenir indépendant. Il mène aussi des projets personnels, les Hells Angels de Paris, les prostituées de Bangkok… En 2004, il abandonne le terrain de la guerre pour s’intéresser en profondeur aux champs de bataille, à tous les champs de bataille que la mémoire et l’histoire ont répertoriés. Dans ce livre, il a effectué un choix et nous en présente 250. Il me dit qu’il a eu énormément de chance d’avoir trouvé les mécènes qui lui ont permis ce très long arpentage. Il aimerait poursuivre et faire un second volume.

Eparges
Verdun. Les Éparges. ©Yan Morvan

J’avais déjà vu quelques photographies du projet lors de l’exposition La mémoire traversée, Paysages et visages de la Grande Guerre, en novembre 2014. Yan Morvan y présentait des images de Verdun prises en 2007 : l’entonnoir de la butte de Vauquois et une stèle (qui ne figure pas dans le livre). Cette exposition s’intéressait au positionnement du photographe, entre « un regard distancié et nuancé, propice à la réflexion » et un autre qui se garde du documentaire mais cherche à « saisir le feuilletage des époques ». Dans mon article Champs (de bataille) (1), j’ajoutais un troisième point de vue : un regard qui « exacerbe la relation entre visible et invisible », qui cherche à « perturber l’ordre des mémoires ». Dans une démarche d’éclairage de la perspective d’un auteur, on pourrait qualifier rapidement le premier positionnement de philosophique, le second d’historique et le troisième d’artistique.

Ces catégories globalisantes permettent de comprendre les protocoles choisis par les photographes. Dans ses Champs de bataille, Antioche Praudel se rend sur les lieux à la date anniversaire du combat et réalise des panoramiques, à l’affût de ce que Baldine Saint-Girons appelle un « trophée », le plus souvent une lumière particulière qu’il faut saisir pour mettre en évidence un détail marquant que les historiens ou les mémorialistes ont noté. Pour Battlefieds, Peter Hebeisen se tient perché sur une échelle à trois mètres cinquante du sol, dans la lumière du couchant, favorisant les plans larges, estompant les premiers plans, refusant le détail et les objets du souvenir. Commentant son travail, Gerhard Paul parlait de la construction par l’image d’une « expérience de l’étonnement », propice donc à une réflexion distancée, loin du bruit de la guerre, dans le silence d’une confrontation singulière avec le paysage (voir mon Champs (de bataille) (2)).

Comment caractériser l’approche de Yan Morvan ? Dans l’entretien qu’il accorde à Marco Zappone au début de l’ouvrage, il récuse les belles photos avec des couchers de soleil qui ne disent rien de la bataille, la « spectacularisation », les images de commémoration. Il déclare : « je cherchais des prises de vue plus authentiquement simples, au plus près de la vérité cruelle de tous ces combats », des images qui respectent les combattants morts. Yan Morvan a cette belle formule qui résume sa position de « détective » : il recherche « des faits qui doivent s’affranchir des effets ». Cette posture épistémologique doit toutefois permettre de répondre à un problème technique de traduction : comment exprimer cette vérité dans la photographie, comment surmonter ce « défi de ramener des images d’où il ne se passe rien et de parvenir à faire en sorte qu’il se produise quelque chose » ? Selon Yan Morvan la condition de possibilité de cette expression passe par une étude précise de la bataille. Étude historique, cartographique, usage des récits, de la littérature, tout peut nourrir la réflexion de l’auteur pour comprendre les circonstances de la bataille et l’aider à déterminer ce qu’il appelle « l’endroit où l’affrontement a basculé ». Peter Hebeisen cherchait l’épicentre et en proposait une vue souvent plongeante. Yan Morvan y pose sa lourde chambre 20×25, imagine la scène, revit « intensément » la bataille, fait corps avec le relief, cherche un premier plan marquant et, shoote une fois.

Bien sûr tout cela n’est que discours, fonctionnement mental de l’auteur et il ne faut pas négliger l’importance de l’imagination dans la mise en tension des informations à sa disposition et la réalité du terrain. Mais n’est-ce pas ainsi que fonctionnent tous les créatifs ? Les exemples sont nombreux dans le livre qui rendent compte des difficultés concrètes de la photographie de bataille. Ainsi, cette bataille de San Romano, fabuleusement mise en scène dans un triptyque par le peintre Paolo Uccello. Yan Morvan nous présente d’abord un bosquet assez clairsemé (p. 120) et une seconde image (p. 121), que l’on devine prise en contrebas de ce bosquet, un terrain de football. Il dit d’abord sa déception devant la médiocrité de la scène puis, aussitôt après, son imagination instaure une relation entre le terrain d’une compétition, le jeu, la joute et la bataille. Quand on est photographe, qu’on recherche de manière systématique les lieux des grandes batailles de l’histoire, je veux penser qu’il faut y croire. Mais le lecteur qui ne possède pas tous les ressorts psychologiques de l’artiste devra procéder autrement pour apprécier l’image qui est présentée. C’est un truisme de dire que la subjectivité de l’auteur échappe au lecteur et, s’il n’a pas les mots que Barthes estimait indispensables pour le sens de l’image, il doit construire lui-même ses relations entre les images et les mettre en récit, en produire sa représentation au sens que lui donne Michel Poivert.

WATERLOO-02
Waterloo. © Yan Morvan.

Qu’y a-t-il à voir en effet dans ces images, à Andrinople (p. 65), aux champs Catalauniques (p. 66), à Guadalete (p. 78), à Bouvines (p. 92-93), à Crécy (p. 107), à Tanneberg (p. 118) ou bien encore à Castillon (p. 124) et dans bien d’autres lieux où toutes traces des combats ont disparu ? Qu’y a t-il à dire d’autre que « c’était ici » ? Que voir dans ces chaumes de maïs, ces plantations récentes de peupliers sur le champ de Castillon ? Quelle représentation le lecteur peut-il se construire des lieux plusieurs siècles ayant passé ? Quel récit poser sur ces photographies ? Parfois, mais c’est rare avant l’époque contemporaine, une stèle, un monument marque le lieu et nous raconte une histoire particulière, celle du vainqueur comme à Bannockburn en Écosse (p. 106) où la statue équestre de Robert the Bruce domine l’espace et soutient les récits de la lutte courageuse des Écossais contre les Anglais. Deux pages, plus loin, des stèles que je connais bien, élevées pour commémorer la victoire du camp français au combat des Trente dans la lande de la Mi-voie entre Josselin et Ploërmel le 26 mars 1351. Les monuments, un obélisque de 1823 et une croix plus ancienne mais relevée à la même date, sont désormais dans un enclos arboré, en contrehaut d’une tranchée routière, réduisant à néant toute perspective historique dans le paysage, la lande, le chêne de la mi-voie, l’espace libre. Que nous disent ces monuments qui ne retranscrivent que les noms du camp blésois, celui de Beaumanoir ? C’est pourtant une histoire bien plus compliquée qu’il n’y paraît. Une guerre de succession ravageuse, des Bretons dans chaque camp, une culture de la joute qui célèbre la bravoure mais ne dédaigne pas la ruse et la guerre à outrance à coups de hache, un camp anglais qui cherche chez Merlin, le prophète des Bretons, les signes de la victoire, on pourrait multiplier les exemples pour embrouiller davantage la lecture de cette affaire surtout si l’on se pique d’en lire la mémoire sur la longue durée. Georges Duby a montré dans son Dimanche de Bouvines « la nécessité de regarder cette bataille et la mémoire qu’elle a laissée en anthropologue, autrement dit à tenter de les bien voir toutes deux, comme enveloppées dans un ensemble culturel différent de celui qui gouverne aujourd’hui notre rapport au monde » (p. 21). Mais passons, ce n’est pas le projet de Yan Morvan.

Wounded Knee
Wounded Knee. © Yan Morvan.

Le livre suit une progression chronologique même si la géographie vient parfois la troubler. Ainsi cette longue séquence américaine, à peine interrompue par un retour en Europe pour traiter la guerre franco-prussienne de 1870, qui commence par le massacre de Grattan dans le Wyoming en 1854 (p. 244) et qui se termine par un autre massacre, celui de Wounded Knee dans le Dakota du Sud en 1890 (p. 326-327). Pour moi, moins familier des images des guerres nord-américaines, c’est le moment du livre que je préfère. Pour suivre les traces et mettre des mots sur les images des « guerres indiennes » et celles de la guerre de Sécession, les petites notices qui s’accumulent après sont bien utiles mais elles nous donnent souvent une vision aseptisée de l’événement. Certes la photographie de Wounded Knew est particulièrement émouvante, avec son petit cimetière où reposent les dépouilles des hommes, femmes et enfants Lakota massacrés par les hommes du 7e Régiment de cavalerie des Etats-Unis, le 29 décembre 1890. Le même cimetière où 300 militants de la cause indienne furent assiégés par 2000 policiers sous la conduite du FBI en février 1973. Mais au-delà de cette émotion, il faudra chercher ailleurs pour savoir et comprendre la difficulté à dire la réalité de ces massacres. Dans l’excellent livre d’histoire de Karl Jacoby par exemple, Des ombres à l’aube. Un massacre d’Apaches et la violence de l’histoire, Anarchasis, 2013. Il retrace l’histoire d’un autre massacre, celui du canyon d’Aravaipa en Arizona le 30 avril 1871. Son intérêt réside dans un procédé narratif intéressant, sous la forme de « quatre récits juxtaposés rapportant l’histoire originelle de chaque communauté impliquée, puis la mémoire que chacune d’entre elles a pu ou voulu garder de la tuerie ». Je cite les mots de la fin : « Compte tenu des obstacles qui s’opposent à la fusion de ces formes fragiles et variées de récit en une histoire unique, c’est, paradoxalement, en s’aventurant dans la direction opposée – en écoutant les silences qui ponctuent ces récits, en découvrant ce que chaque genre de narration mémorielle a à nous dire – que nous pouvons appréhender le plus parfaitement la lutte de l’homme pour comprendre son passé insaisissable. Ce que ce passé nous demande en retour, c’est le souci de raconter toutes nos histoires – nos récits les plus sombres comme nos récits les plus exaltants – et de prendre en compte ces histoires que la violence a pour toujours réduites au silence » (p. 361).

Beyrouth
Le « ring de la mort », Beyrouth. Yan Morvan

Raconter toutes les histoires, dire les silences, faire remonter les « violentes taches de mémoire », monter tout cela, articuler les anachronismes, faire jouer le texte et l’image, rapprocher les images aussi, comme celle d’Antietam, dans le Maryland (p. 265) avec celle de la butte de Vauquois à Verdun (p. 381), mettre en série comme dans la séquence américaine évoquée plus haut. Je retrouve ici l’idée du montage que je prends chez Georges Didi-Huberman. Ce montage que j’apercevais dans le travail de Thierry Girard, notamment dans ses photographies des campagnes quasi désertes d’Un hiver d’Oise (voir Thierry (Girard) (2)), le montage d’une errance en trompe-l’œil avec un sous-texte qui nous permettait de construire le problème d’un territoire.

Mais cessons là encore, ce n’est pas le propos de Yan Morvan. Comment lire son livre, ce corpus impressionnant d’images que l’auteur voudrait positionnées par le regard du combattant, d’un idéal-type de combattant alors ? Je finis par penser que, à tout le moins, il faut le prendre dans sa cinétique. Non pas image par image dans une description positive qui nous laisse coi, mais dans le mouvement de ses séquences, entrecoupées d’autres événements ravageurs, en saisissant le rythme de la violence des mondes parcourus, pour s’entraîner à « sentir le grisou de l’histoire » (Georges Didi-Huberman).