Comment rendre compte d’un travail photographique sur l’Inde, plus exactement sur ces deux mégapoles que sont Delhi et Mumbai, quand on est un occidental qui n’a jamais mis les pieds dans ce pays ? Bien sûr, j’ai commenté sur ce blog des travaux photographiques sur le Japon, la Chine, sans doute parce que j’ai quelque commerce avec ces pays et qu’une partie de leur histoire et de leur littérature, de leur culture contemporaine ne me sont pas inconnues. Au contraire, elle m’attirent fortement. Je dois avouer qu’il n’en va pas aussi facilement de l’Inde, espace pour lequel ma construction imaginaire n’a pas encore laissé partir cette longue liane dont l’extrémité enlacerait le sous-continent.

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Mumbai Cadell rd Mahim © Laurent Ouisse 2012

Il me semble important d’insister sur cet aspect avant d’aborder le magnifique travail de Laurent Ouisse, par souci de rester à distance d’une posture d’écriture qui chevaucherait hardiment un Ailleurs perçu seulement à travers une documentation hâtivement rassemblée, par respect, surtout, pour la démarche du photographe dont je vais parler. Cela, alors même que sa production, son livre, un livre de photographies, mais avec des textes, qui s’ouvre et se parcourt de gauche à droite, un objet familier dans mon univers donc, avec une mise en texte, au sens d’agencement et de construction d’une intrigue générale, favorisant une pratique de lecture, individuelle, intime et réflexive, cette forme qui rassemble écrits et images, qui possède une histoire, longue, déterminante pour notre manière de la recevoir, c’est-à-dire de la comprendre et de l’utiliser, me rend familier le travail de Laurent Ouisse. Et c’est de cette familiarité dont je dois me méfier.

Cependant, pour le critique, qu’y a-t-il à faire d’autre que « s’adonner à l’ordinaire de son métier » ? Pour paraphraser l’historien Patrick Boucheron, je dis donc « lire, lire lentement, ne pas partir dans de grandes envolées mais au contraire ralentir l’allure pour laisser faire l’étrangeté des mots » et, j’ajoute, des images, « les laisser installer leur bizarrerie, faire entendre leurs stridences, apprendre à ne pas d’emblée les identifier et les reconnaître pour les neutraliser dans une fausse familiarité, mais au contraire leur rendre l’éclat poétique et la force politique de leur nouveauté ». J’écris cela, c’est-à-dire que je recopie quasi textuellement ce beau texte de Patrick Boucheron (L’entretemps, p. 68) et je sais que cela s’applique complètement au programme que s’est donné Laurent Ouisse au long de ses séjours en Inde.

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© Laurent Ouisse

« J’ai multiplié les départs et les arrivées, afin de me retrouver dans cet état d’étonnement », écrit-il, un état qui le rend sensible au monde différent qui l’entoure et qu’il entend respecter profondément. Et il ajoute cette remarque que je trouve fascinante :  » j’ai refusé de comprendre, tenu à garder cet œil d’animal qui ne s’établira pas ». « J’ai refusé de comprendre », c’est-à-dire de comprendre tout de suite, trop vite, avec des cadres de pensée prédéterminés. Comme celui qui cherche à faire le vide en lui pour s’ouvrir totalement à son sujet, en état d’estrangement, avec des yeux de nouveau-né, dit l’historien Carlo Ginzburg, le photographe utilise cette métaphore de l’animal comme une modalité qui lui permet de prolonger cette disposition mentale, l’ouverture à l’Ailleurs et à l’Autre, pour essayer de capter ce qui constitue les ressorts de ce qu’il a sous les yeux. Mais c’est aussi la difficulté de reconnaître le sujet photographié qui ouvre à son tour « le regard estrangé du spectateur et l’illumination de la connaissance », comme l’écrit encore Ginzburg commentant la conception proustienne de la photographie de Kracauer.

Alors qu’a-t-on sous les yeux qui nous illumine ? Que nous montre le photographe qui force notre regard ? Quelle expérience de pensée nous aide-t-il à accomplir à travers ses photographies, au fil du livre ? J’insiste sur ce dernier aspect, Laurent Ouisse nous propose de voir Delhi et Mumbai à travers un livre, car dans son atelier, dans le bas du quartier de Chantenay à Nantes, une ZAC, un petit immeuble qu’il partage avec d’autres artistes, il possède aussi de grands formats de certaines de ses images. De très grands formats, deux mètres sur trois, mis en scène voici quelques années dans le hall de la fondation Hermès à Paris. À la différence de ces photographies monumentales qui nous projettent dans le cadre et nous rapprochent de son contenu, le livre oblige le regardeur à suivre son auteur tout en construisant un rapport particulier, intime et réflexif ai-je déjà noté avec le monde qui lui est présenté.

Delhi new Gupta rd. Une photographie de 2010. Une rue à double chaussée, encombrée de toutes sortes de véhicules, d’individus qui traversent ou marchent à côté des voitures. Des rickshaws verts et jaunes. Un incroyable enchevêtrement de fils, câbles de tous calibres, boites de raccordement, poteaux, pylônes. Pourtant c’est moins la rue elle-même que l’alignement des façades qui attire mon regard. Alignement, le terme est abusif. C’est un agglomérat, une concentration de toutes les formes existantes, rythmée par les enseignes similaires des hôtels tous les vingt ou trente mètres ; entre chaque enseigne, un univers de bricolages, d’assemblages, de collages, un bric-à-brac extraordinaire dans lequel, il faut le postuler, toute chose a eu son usage, puis a sédimenté, remplacée par une autre, mais demeurée sur place pour poursuivre une autre existence. La photographie rend compte de ce paysage urbain façonné par les juxtapositions dissonantes, les surimpressions. Les images de Delhi Mumbai nous exposent des palimpsestes, métaphores de la société indienne.

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Delhi Pahar Ganj © Laurent Ouisse 2007

Laurent Ouisse observe les foules et les encombrements, fasciné par « la capacité des deux mégapoles à dépasser les bornes avec une déraison constante et obstinée ». Pour chacun de ses nombreux séjours, entre 2007 et 2013, il a d’abord tracé sur la carte un parcours, une manière de traverser le paysage urbain, puis il a marché, emprunté toutes sortes de moyens de transport, suivi les rues, les rails, les ponts, photographié les grands axes et les marges, les trottoirs et les intérieurs de bus ou de train. S’il faut être à l’écoute, à l’affût, tout en étant aussi observé, comment trouver la posture juste, celle qui convient à ses valeurs, à sa manière de penser sa présence, à être étranger en étant, comme il le dit lui-même « étranger à (sa) propre culture qui nous a amené à l’individuation pour s’en dégager complètement » ? En « oubliant son style », en se perdant, en s’abandonnant au fil des rues, en observant le quotidien et l’ordinaire avec ses yeux et tous les sens de l’animal, cette animalité dont il assure l’importance pour conserver intacte sa faculté de voir. Les sens mais le corps aussi. Il n’est pas possible, dans cet univers de foules, de faire abstraction du corps du photographe.

Travailler dans ces mégapoles engage entièrement le corps. Laurent Ouisse a marché longtemps dans les foules, au coude-à-coude, tout en conservant cette infra distance, celle qui fait que l’on se frôle sans se toucher. Et puis, il y a ces moments d’intensité, devant les diverses « chorégraphies du banal ». Et là, le corps du photographe s’anime, se différencie de la foule qui marche, s’individualise. « Le corps sent, lui, quand il faut se mettre à danser au lieu de défiler au pas de l’oie ». Cette idée de la danse est souvent attribuée à la démarche de Cartier-Bresson qui brise par à-coups son rythme, s’écartant d’un  pas, reculant d’un autre devant le sujet repéré. Coïncidence ? Avant de sortir de son atelier, Laurent me prête le numéro 21 de la revue Lisières consacré à Bernard Plossu. J’y relève cette remarque de l’artiste voyageur : « la photographie est une danse, c’est-à-dire qu’on s’approche, on s’éloigne, on bouge, on passe de droite à gauche, derrière, devant, on se baisse, on monte, on saute »(p. 24).

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Mumbai Tatyaa Tope mg © Laurent Ouisse 2009

Dans le chaos des métropoles indiennes, Laurent Ouisse parvient à trouver sa manière de bouger, de se mouvoir dans la multiplicité des flux, un peu à la manière de Raghu Rai, photographe de la rue indienne, qui déclare : « Je me tiens au milieu de ce déluge humain en tentant de démêler l’émergence et le mélange des différentes couleurs, les myriades de nuances de toutes les émotions mises en branle à chaque déclenchement de l’obturateur » (in S. Howard et S. McLaren, Street Photography Now, Thames&Hudson, 2010, p. 166). Ces variations de couleurs, Laurent Ouisse les saisit dans leurs inextricables nuances et brutalité comme sur cette image de Mumbai, une affiche colorée vantant les vols low-cost au dessus d’un alignement de mères avec leurs enfants dans la plus grande pauvreté.

Le livre recèle de ces photographies qui permettraient au lecteur occidental d’illustrer un regard compréhensif sur les écarts de richesse, le travail des enfants, la place de la femme dans la rue… Mais le photographe laisse ses images ouvertes et ne commente pas. Il préfère donner la parole aux Indiens comme Tarun Tejpal, journaliste, écrivain et rédacteur en chef de la revue Tehelka qui fustige la corruption et la violence des élites ou publier des extraits de livres comme celui de l’écrivain Palash Krishna Mehrotra sur le bidonville d’Okhla Basti à Delhi : « De retour d’une journée de rude labeur, les hommes s’étaient rassemblés autour de la boutique de Nasir Bhai pour consommer leurs dix roupies d’herbe de mauvaise qualité. Ceux de caractère plus grégaire descendaient la sente divisant le bidonville en deux et se rendaient chez Gopal où ils achetaient des sachets de l’alcool épicé local. Leur sari relevé jusqu’aux genoux, les femmes charriaient des seaux d’eau pour la cuisine et la toilette. Dans sa position allongée, Angad pouvait voir leurs jambes nues passer rapidement devant lui, avec ces mollets musclés mouchetés de sueur et de boue, avant qu’elles disparaissent derrière la fumée opaque des feux de charbon » (p. 43).

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pages 94 et 95 de Delhi et Mumbai

Dans Une histoire de la lecture, Alberto Manguel décrit une photographie d’André Kertész, « Hospice de Beaune ». Une vieille femme est au lit, elle lit. Manguel détaille minutieusement l’image et finit par s’interroger sur la nature du livre. « Parce que c’est une vieille femme, parce qu’elle est au lit, parce que ce lit se trouve dans un hospice de vieillards à Beaune, au cœur de la catholique Bourgogne, nous pensons pouvoir deviner la nature de son livre : quelque ouvrage de dévotion, un recueil de sermons ? » (p. 251). La question est sans doute intéressante mais, pour mon propos, c’est la phrase suivante qui me semble plus importante : « S’il en était ainsi – et une inspection à la loupe ne nous en dit pas plus – l’image serait cohérente, complète, le livre définissant la lectrice et identifiant son lit comme un lieu de paix spirituelle ».

En réalité, Manguel ne s’en tient pas seulement à cette conjecture et peu nous importe ici. Dans le livre de Laurent Ouisse, je m’arrête sur cette photographie « Delhi Arriving in Delhi 2007 ». Un homme lit un journal, le visage caché (jeune sans doute, à ses cheveux bruns, pas comme ceux de l’autre personnage, de dos), inconfortablement assis sur ce que j’imagine être une couchette ou bien un panier à bagages dans un train. On ne sait pas ce qu’il lit précisément, un article politique, un compte rendu sportif, un fait divers local. Et à droite, sur la page suivante, ce texte de Radhika Jha sur les fumeurs de charas, avec cette phrase : … « mais il restait suffisamment de couleurs du Holi pour que les charasis s’imaginent encore y voir des dessins paradisiaques… ». J’aime le rapprochement de ces deux instantanés. À dire vrai, je n’y comprend pas grand chose, peut-être même rien du tout. Et j’éprouve un certain bonheur à poursuivre ma lecture, mon feuilletage, lentement, lentement…